On avait dit qu’il était passé un dragon autrefois dans le ciel, mais les dragons ça ne correspondait pas à moi. Les tritans (sic) qui sont dans la mer, ça correspondait pas à moi. Alors, évidemment, puisque ça ne correspondait à rien, je vais dire : Martien ! J’étais attiré, le soir, par les étoiles, par le brillant des étoiles. Alors, j’ai dit, pourquoi pas la planète Mars ? J’utilise l’ocre jaune, le rouge, un peu comme les couleurs de la planète Mars. Alors j’ai appelé Martiens : nulle part ailleurs on voit ces personnages. Ils sont typiquement à moi, ils sont sortis de quelque part. Alors j’ai dit pourquoi pas Mars ? Je me suis dit pourquoi pas des Martiens ! Et pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
André Labelle est aujourd’hui âgé de 80 ans. Il est né en 1934, à Villeneuve-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne, où il a travaillé, comme employé municipal, à l’entretien des jardins de la ville. Il imagine la disposition des parterres, dessine les plans des massifs. À force d’en faire, il prend de plus en plus de liberté avec les compositions, les formes deviennent de plus en plus « futuristes ». Évidemment, « ça passait pas », trop compliqué à faire (« on avait pas des machines pour passer entre, maintenant, c’est pas pareil, avec des rotofils on le ferait ! »).
Il continue pourtant à dessiner ses massifs, remplissant des cahiers empruntés à ses enfants. Les formes alambiquées des massifs se remplissent d’écailles, de stries, de volutes. Vient alors le besoin de nommer : les anciens plans deviennent des « vaisseaux », des « trous noirs », des « dragons » et, enfin, des têtes. « Et ces têtes, et et ces corps, et toutes ces choses qui [lui] viennent », sont systématiquement qualifiés de « martiens ».
Ses oeuvres sont datées, signées et titrées au dos, au gros feutre noir indélébile. Tout est martien. Tête martienne, serpent martien, coucher de soleil martien, tempête martienne, serpentin martien, bouquet martien, couple et guerrier martien, « face superposée martienne effectuer » (sic), « Le Martien », « Soleil et terre martienne », insecte martien, visage martien, etc.
Les matériaux de prédilection sont les cartons de récupération et les panneaux d’isorel (utilisés dans le bâtiment ou comme intercalaires de palettes dans la grande distribution). Il dessine aussi des visages martiens sur des galets de rivière – et sur à peu près tout ce qui peut servir de support. Les couleurs utilisées sont le plus souvent le rouge, le noir et le blanc. Cette gamme chromatique, combinée aux rayures, aux stries et aux volutes qui composent généralement le corps de ses personnages célestes (et qui sont héritées, on l’a dit, des formes de parterres de fleurs que Labelle dessinaient pour les jardins de Villeneuve) n’est pas sans rappeler les oeuvres du cycle de l’Hourloupe de Jean Dubuffet.
Sa petite maison ouvrière de la cité Rieus de Villeneuve-sur-Lot (qu’il a dû quitter, une rocade est en cours de construction sur son emplacement) était remplie d’œuvres, réalisées jusque sur des poêles à frire…
Je ne sais pas vraiment expliquer les raisons pour lesquelles je trouve ces oeuvres particulièrement émouvantes. Peut-être parce que ces Martiens sont assez sympathiques, que je suis toujours fasciné par le fait qu’un jardinier municipal se mette un jour à dessiner des visages martiens sur des panneaux d’isorel…
Labelle ne remplit pas tous les critères de l’artiste brut « canonique », notamment parce qu’il n’est pas, comme beaucoup d’entre eux, en délicatesse avec la société et le monde qui l’entoure. L’immédiateté de sa vocation, son besoin de créer, le fait qu’il soit autodidacte, l’originalité de son travail (typiquement à lui, comme il dit), la franchise de sa démarche font de lui l’un des créateurs outsider français les plus intéressants.
Des oeuvres d’André Labelle sont aujourd’hui conservées dans la collection d’art brut d’Alain Bourbonnais à La Fabuloserie de Dicy, dans celle du musée de la Création Franche à Bègles et dans des collections privées comme celle de Paul Duchein (auteur de plusieurs articles sur Labelle).